Retour sur cette période en pleine guerre froide qui a vu la vodka devancer les ventes de whiskey aux États-Unis, grâce à un célèbre cocktail et un contexte culturel favorable.
In 1969, l’astronaute Neil Armstrong marchait sur la Lune, un événement marquant dans l’histoire des États-Unis.
Ce fut une grande victoire idéologique pour le bloc de l’ouest face au rival soviétique.
En revanche, sept ans plus tard, un petit événement a lieu dans le monde des spiritueux: la vodka devient le spiritueux le plus vendu aux USA.
Il est bien sûr difficile de comparer l’industrie des spiritueux et la course à l’espace entre les deux superpuissances.
Mais c’est tout de même un symbole de voir un produit 100 % américain, le whiskey, détrôné par la vodka.
Pas sûr que le président des États-Unis de l’époque, Gerald Ford, ait apprécié.
Et les industriels de l’époque non plus d’ailleurs.
Les grands groupes comme Seagram, qui avaient construit leur empire sur le whiskey, ont dû essuyer les plâtres.
Et le pire, c’est que cette tendance va durer, ce n’est pas juste un effet de mode.
La vodka va s’installer durablement dans le marché des spiritueux et restera d’ailleurs l’un des spiritueux les plus vendus aux USA.
Mais comment cela a-t-il bien pu arriver ?
Une marque est à l'origine de ce revirement
Pour comprendre cette émergence, il faut s’intéresser à une vodka en particulier: la Smirnoff.
Ses origines remontent à 1864 lorsque Piotr Smirnov crée une distillerie en Russie pour produire de la vodka.
Le développement de cette affaire familiale fonctionne bien jusqu’à la révolution bolchevique de 1917.
La famille Smirnov est expropriée et leur distillerie confisquée, ils décident de fuir la Russie.
Mais ils refusent de baisser les bras.
Ils veulent retenter leur chance ailleurs et ouvrent plusieurs distilleries dont une en Pologne.
Ils lancent dans le même temps la marque “Smirnoff” en ciblant une clientèle européenne.
Cette marque fonctionne bien mais un autre événement historique va tout compromettre.
La crise de 1929 plonge l’entreprise dans une situation difficile.
Les Smirnov n’ont pas le choix, ils doivent vendre leur affaire familiale pour survivre.
Rudolph Kunnett, un Russe naturalisé américain, rachète l’affaire en 1934 pour développer la marque aux États-Unis.
Rudolph se rend vite compte que vendre de la vodka aux États-Unis est un vrai challenge.
Les Américains, friands de whiskey, voient d’un mauvais oeil ce spiritueux venu de Russie aux saveurs neutres.
Il décide ainsi de revendre la marque cinq ans plus tard à Heublin, une entreprise qui produit des boissons alcoolisées.
L’entreprise Heublein prend donc le risque de se retrouver avec une marque d’un produit qui peine à séduire les consommateurs.
Cela va être le cas au début du rachat, mais le vent va commencer à tourner.

Le Moscow mule montre la voie
Et c’est la création d’un cocktail qui va changer la donne.
En 1946 John G. Martin, alors dirigeant de Heublein à l’époque, cherche une solution pour vendre la Smirnoff.
Il échange régulièrement avec Jack Morgan, un propriétaire d’un pub à Los Angeles et producteur de bière de gingembre.
Jack Morgan est lui aussi face à un défi similaire : il s’est surstocké en bière de gingembre et n’arrive pas à l’écouler.
Les Américains préféraient le soda au gingembre (ginger ale) à la bière au gingembre
Et Jack Morgan a une amie, Osalene Schmitt, qui possède une usine de cuivre qui produit notamment des tasses qu’elle a aussi du mal à écouler.
Comme le raconte John G. Martin, les trois amis se retrouvent un soir dans un restaurant à Los Angeles pour échanger sur leurs difficultés respectives.
Ils émettent ainsi l’idée de mélanger de la vodka avec de la bière au gingembre et un peu de jus de citron, le tout dans une tasse en cuivre.
Ils demandent à un barman de créer le cocktail, et le résultat est au-delà de leurs attentes.
Les trois amis sont conquis.
Il ne manque plus qu’à trouver un nom.
Ils choisissent d’associer “Moscow”, clin d’oeil culturel à la vodka, et “mule”, pour imager le coup de saveurs qu’apporte la bière de gingembre.
Le “moscow mule” est né.

Maintenant ce super cocktail créé, c’est la magie d’Hollywood qui va le faire connaître.
Le cocktail devient très populaire, tout Hollywood se l’arrache.

Et par répercussion, les gens adoptent ce cocktail qui leur fait découvrir la vodka.
Surprenant de voir qu’un cocktail peut amener à créer un tendance qui va durer dans le temps.
Les choses peuvent ainsi basculer rapidement dans l’univers des spiritueux.
Mais l’émergence de la vodka n’est pas uniquement liée au succès du Moscow Mule.
Le whiskey devient passé de mode
Si la vodka s’est imposée aux États-Unis à l’époque, c’est aussi parce qu’elle a bénéficié d’un contexte historique et culturel favorable.
Lorsque les baby-boomers arrivent en âge de consommer de l’alcool, ils préfèrent se tourner vers d’autres alcools que le whiskey.
Pour eux le whiskey est un alcool « à l’ancienne » apprécié par leurs aînés.
Alors justement pourquoi cette perception négative?
On explique ce rejet d’un point de vue plus global par une fracture générationnelle qui s’exprime par des mouvements de contre culture.
L’un des symboles les plus marquants c’est l’opposition à la guerre du Vietnam.
On a tous en tête les photos de l’époque montrant les jeunes générations manifester pacifiquement dans la rue.

Et le whiskey n’est pas seulement le symbole des aînés, c’est aussi l’alcool de l’armée Américaine.
Il est en effet très prisé des classes militaires.
La marque Jim Beam y est d’ailleurs très influente, en témoigne la carafe réalisée en hommage aux soldats américains.


On voit donc clairement deux univers opposés.
Autre symbole de cette opposition: les émeutes des communautés noires.
Les baby-boomers soutiennent ainsi les mouvements de droits civiques qui luttent contre les inégalités dont la communauté noire est victime.
D’ailleurs historiquement dans la culture américaine, le whiskey est l’alcool des WASP (White Anglo Saxon Protestant) alors que les afro-américains lui préfèrent le cognac.
Il y a bien d’autres sujets sur lesquelles les baby boomers marquent leur opposition comme les droits des femmes ou les moeurs sexuelles.
C’est intéressant de voir comment les influences culturelles agissent sur ce que les générations décident de consommer.
On peut voir que l’alcool est un marqueur identitaire fort, que l’on avait pu observer avec l’émergence du Tennessee whiskey.